France – Japon : influences miroirs

Le début des échanges artistiques franco-japonais

Atsushi Miura

Cercle restreint de collectionneurs, groupe d’artistes à la recherche de nouvelles formes d’expression, chefs d’œuvres universels du septième art, puissance des images et des mangas ; parfois fluctuante au fil des décennies, l’attraction exercée par le Japon sur le monde culturel français reste plus vivace que jamais. Si le goût d’un Monet ou d’un Clémenceau pour le Japon ainsi que l’absorption par la France de vastes pans de la production culturelle nipponne semble relever désormais du fait établi, les échanges artistiques entre les deux pays ont bien eu lieu dans les deux sens et dans des proportions tout à fait considérables.

A l’occasion du premier Festival de l’histoire de l’art consacré à un pays non occidental, Atsushi Miura, professeur à l’Université de Tokyo et Directeur du comité japonais pour le FHA revient pour nous sur la genèse des échanges artistiques entre les deux pays et leurs influences réciproques comme autant de jeux de miroirs.

« C’est que pour ses robes, la Japonaise a le goût des colorations de nature les plus distinguées, les plus artiste, les plus éloignées du goût, que l’Europe a pour les couleurs franches. »
Edmond de Goncourt, Outamaro, éd. déf. ch. VIII.

Lorsque j’ai appris que le Japon était le premier pays non occidental à être invité à la 10e édition du Festival de l’histoire de l’art à Fontainebleau, j’ai été ravi, mais pas du tout surpris. En effet, depuis plus de 150 ans et l’ouverture du Japon au monde extérieur au milieu du XIXe siècle, la France et le Japon ont noué une histoire commune étroite et significative fondée notamment sur les échanges culturels. Dans le domaine de l’art en particulier, les liens entre les deux pays sont profonds, ils s’influencent, ils s’inspirent mutuellement et non pas unilatéralement. « Japonisme 2018 » en France et le prochain festival « La Saison » au Japon (octobre 2021 – mars 2022) devraient suffire à nous rappeler que l’attraction mutuelle entre les deux pays dans le domaine culturel ne s’est jamais tarie.

Le japonisme en France

Peut-on considérer le japonisme en France comme un sujet d’étude épuisé ? De fait, de nombreuses parts d’ombre sur le japonisme comme phénomène subsistent encore et la redécouverte d’œuvres d’art japonaises au château de Fontainebleau à l’occasion du festival est l’une d’entre elles. Cadeaux diplomatiques du shogunat Tokugawa à Napoléon III offerts au début des années 1860, cet envoi comprend un paravent somptueux, des rouleaux suspendus et des objets en laque. Ces œuvres témoignent de l’art officiel de l’époque, réalisées expressément à cette occasion par les peintres de l’école Kano et les artisans du shogunat. Aucun cadeau diplomatique ne comprend d’estampes ukiyo-e qui relèvent alors de l’art populaire. Voyant les objets en si bon état, comme sortis d’une capsule temporelle, ceux d’entre nous venus du Japon pour préparer l’exposition ont été surpris et impressionnés.

Cependant, il ne fait aucun doute que les œuvres d’art japonaises qui sont apparues en grande quantité et qui ont joui d’une grande popularité en France dans la seconde moitié du XIXe siècle étaient des estampes ukiyo-e aux couleurs particulièrement vives de Hokusai, Utamaro, Hiroshige ou d’autres ainsi que des objets d’art qui étaient des œuvres finement travaillées et sophistiquées. Suivant de près la tenue à Paris des Expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900, le regard porté sur l’art japonais s’est progressivement élargi, notamment grâce aux activités des marchands et des critiques d’art du japonisme.

Gaston Migeon, Chefs-d’œuvre d’art japonais, Paris, 1905

Le livre Chefs-d’œuvre d’art japonais, publié en 1905 par Gaston Migeon, conservateur du musée du Louvre, contient des illustrations de 1153 œuvres d’art japonaises provenant des collections de 32 collectionneurs d’art japonais mais aussi celles du musée du Louvre, du musée des arts décoratifs et du musée Guimet, ce qui nous permet de comprendre l’étendue et le caractère du goût pour l’art japonais au début du XXe siècle. Dans cet ouvrage, les illustrations sont classées comme suit : peintures (aquarelles, dessins, estampes), sculptures sur bois, masques, laques, grès, porcelaines, grès de Bizen, gardes de sabre, bronzes, armes, objets en fer, étuis et leurs netsukés-boutons, netsukés en bois et d’ivoire, objets ciselés, manches de couteaux, étoffes et foukousas, pochoirs. La proportion d’estampes ukiyo-e est relativement faible, d’autres peintures et sculptures sont également collectionnées, mais l’obsession pour une variété d’arts décoratifs artisanaux est écrasante et n’a pas du tout diminué.

Bien que l’intérêt pour l’art japonais n’ait pas disparu au XXe siècle, les modes et l’enthousiasme du XIXe siècle se sont atténués. La réémergence du japonisme en France s’est produite dans la seconde moitié du XXe siècle et au XXIe siècle, et s’est fondée davantage sur un intérêt pour les arts visuels en général. On notera le cinéma, l’architecture et la mode, et en particulier le boom des mangas et des animés depuis la fin du XXe siècle. Dans le domaine de l’art, « Japonisme 2018 » s’est concentré sur Jakuchu, un peintre éminent de la période Edo (1600-1868), et il y a eu également des expositions de poteries de Jomon et de l’école Rimpa. Cependant, les peintures à l’encre de Chine, les peintures lettrées, les rouleaux enluminés et l’art bouddhiste, qui nécessitent une connaissance culturelle de l’Extrême-Orient pour être appréciés restent encore relativement méconnus. Nous espérons que le festival permettra aux gens de découvrir l’art et la culture du Japon de manière plus complète grâce à un programme qui fait la part belle aux thématiques familières du public français mais aussi à celles qu’il n’a pas l’habitude de rencontrer souvent.

François-Marie Firmin-Girard, Toilette japonaise, 1873, h. t., 54 × 65,4 cm, Puerto Rico, Museo de Arte de Ponce

Le sens original du mot japonisme d’ailleurs ne se réfère pas à l’art japonais lui-même, mais à l’influence de l’art japonais sur l’art français. Si l’on considère les peintures françaises du XIXe siècle de ce point de vue, on ne peut nier la diffusion des images exotiques du Japon représentées par le Mont Fuji ou la figure de la geisha. Comme le montre Toilette japonaise de Firmin-Girard, la femme en kimono et les objets d’art fascinent. De nombreux tableaux de ce type ont été peints dans le prolongement de l’esprit de la peinture orientaliste. D’autre part, la relation entre l’impressionnisme et les estampes ukiyo-e suggère un autre aspect. Il est certain que les modes d’expression japonais ont servi de catalyseur ou d’indice à Manet et aux impressionnistes, qui ont essayé de réformer la peinture occidentale, en termes de composition à vol d’oiseau, de découpage des motifs, de contraste par aplat des couleurs, etc. Le rôle de l’art japonais dans la création artistique française n’est donc pas à négliger.

Le “francisme” au Japon

Pendant du japonisme en France, le « francisme » est tout aussi réel.

Ceux qui viennent de France au Japon et qui visitent des musées d’art peuvent être surpris de voir que de nombreux musées japonais possèdent une grande collection d’art français. En particulier, l’abondance de la peinture française moderne, notamment impressionniste, est évidente, et on peut souvent voir des œuvres de Millet, Courbet, Manet, Monet, Cézanne et d’autres dans les salles d’expositions. Hayashi Tadamasa, marchand d’art japonais actif à Paris et promoteur du japonisme, a été le premier japonais à collectionner des peintures françaises modernes à la fin du XIXe siècle (elles ont été dispersées après son retour au Japon).

Claude Monet, En bateau, 1887, h. t., 145,5 × 133,5 cm, Tokyo, Musée national d’art occidental

Dans la première moitié du XXe siècle, les industriels Ohara Magosaburo et Matsukata Kojiro ont constitué de riches collections (la première se trouve au Musée d’art Ohara à Kurashiki, la seconde a été dispersée, mais une partie se trouve au Musée national d’art occidental à Tokyo). Dans la seconde moitié du XXe siècle, les œuvres collectées par Ishibashi Shojiro ont été exposées au Bridgestone Museum of Art (l’exposition de la collection Ishibashi au Musée de l’Orangerie à Paris en 2017 est encore fraîche dans nos mémoires), et sont maintenant détenues par le Artizon Museum à Tokyo. Parmi les autres musées qui ont des peintures françaises modernes au cœur de leurs collections, citons le Yamanashi Prefectural Museum of Art, le Hiroshima Museum of Art et le Pola Museum of Art, pour n’en citer que quelques-uns.

Bien que cela soit moins connu en France, l’art moderne japonais depuis l’ère Meiji a été sous l’influence de l’art moderne français. Dans le domaine de la peinture, l’Exposition universelle de Paris de 1878 a donné une impulsion majeure à de nombreux peintres pour qu’ils étudient en France. La peinture à l’huile se développe alors au Japon, principalement via Kuroda Seiki et ses disciples. Ces peintres de style occidental ont étudié et digéré l’académisme français du XIXe siècle (Raphael Collin, Puvis de Chavannes ou Jean-Paul Laurens) mais aussi l’impressionnisme avant de parfaire leur propre style occidental au Japon. Au XXe siècle, étudier à Paris est presque un rite de passage pour les peintres japonais versés dans le style occidental. Le nombre de peintres ayant séjourné à Paris entre les deux guerres mondiales serait ainsi supérieur à 200. Il est donc intéressant de noter que la peinture française a influencé aussi la peinture japonaise de style traditionnel de diverses manières depuis la période Meiji (1868-1912).

La complémentarité entre japonisme et « francisme »

Comme évoqué plus haut, l’histoire des relations franco-japonaises depuis la seconde moitié du 19ème siècle est marquée du sceau des échanges artistiques et des influences mutuelles.

Peu de temps après que l’art japonais se fasse une place en France et déclenche le japonisme, les peintres japonais commencent à venir à Paris pour étudier la peinture occidentale. Déjà, les tableaux français qu’ils ont pu étudier étaient imprégnés de ce japonisme naissant. Dans Maiko (apprentie geisha) par exemple, œuvre peinte par Kuroda Seiki immédiatement après son retour au Japon, on peut voir un phénomène hybride dans lequel le japonisme de Monet et Degas (composition à vol d’oiseau, découpage des motifs), qui s’inspire de l’ukiyo-e, a circulé au Japon par l’intermédiaire du peintre japonais lui-même. En outre, Kuroda capture la maiko de Kyoto sous un regard occidental, ce qui donne lieu à un travail pervers de peinture japonisante exotique par le Japonais lui-même. D’ailleurs, la raison pour laquelle les Japonais aiment particulièrement l’impressionnisme résiderait non seulement dans son style et son intention qui tente de saisir des phénomènes visuels éphémères par la division des touches, ce qui résonne avec le sens esthétique japonais mais aussi parce qu’ils sont sensibles au fait que les peintures impressionnistes elles-mêmes sont déjà influencées par l’art japonais et peuvent être facilement acceptées. Lors du Festival, nous aborderons avec intérêt les différentes questions et implications soulevées par les échanges artistiques entre France et Japon.

Kuroda Seiki, Maiko, 1893, h. t., 80,4 × 65,3 cm, Musée national de Tokyo

Quelle place pour le « plaisir » dans tout ça ? Y a-t-il un lien entre ce thème et le Japon, pays invité de l’année 2021 ? Les Français s’attendent-ils potentiellement à trouver plaisir dans la culture et l’art japonais ? Je ne sais pas. Cela me fait toutefois penser aux frères japonisants Edmond et Jules de Goncourt. Leur goût esthétique était tourné vers l’art français et japonais du XVIIIe siècle. Jules développe sa fascination pour Watteau, Boucher et Fragonard, tandis que son frère Edmond publiera plus tard des monographies sur Utamaro (1891) et Hokusai (1896). Le japonisme et le retour au rococo sont arrivés quasi simultanément, les estampes ukiyo-e répondant aux peintures rococos sensuelles. Pour moi, le “plaisir” évoque surtout le japonisme à la Goncourt.

Nous espérons que les trois jours de festival de juin 2021 apporteront de nombreuses découvertes à tous les participants.

 

 

Atsushi Miura
Professeur à l’Université de Tokyo et Directeur du comité japonais pour le FHA